Le roi de l’arnaque Sport
Le roi de l’arnaque
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Le roi de l’arnaque

Roger n’est pas un demandeur d’emploi ordinaire. Je l’ai rencontré au cours d’une enquête que je menais pour un magazine sur les demandeurs d’emploi de longue durée. C’est un formateur du Forem qui m’a présenté ce Roi de l’Arnaque. Agé de 49 ans, il est plutôt svelte et élégant, le cheveu grisonnant mais l’œil vif et un brin rigolard.

Roger – c’est un pseudonyme, vous allez très vite comprendre pourquoi – est divorcé avec 1 enfant, Arnaud, qui vit chez sa maman mais vient le voir deux fois par semaine, le mercredi et le samedi, dans sa petite maison pas très loin de La Louvière. Et Roger est demandeur d’emploi. De façon ininterrompue. Depuis 18 ans…

Nous avons sympathisé au centre de formation du Forem et Roger a accepté ma proposition de l’interviewer chez lui. C’est une maison ouvrière qui ne se distingue en rien des autres qui se serrent étroitement tout le long de cette rue pavée.

L’intérieur est douillet sans être cossu : on devine la maison de célibataire soigneux. Roger me fait entrer au salon et me propose de « boire un coup ». Il est dix heures du matin, je me contente donc d’un café pendant qu’il se sert une « Jupe » comme il dit.

Après quelques échanges sur le temps plutôt chaud pour la saison, nous passons rapidement au tutoiement et nous abordons sa « carrière ».

Le piège s’ouvre

- Tu n’as pas été chômeur toute ta vie ?
- Non, avant ça, j’ai travaillé pendant quelques années comme représentant de commerce. Je vendais des accessoires de bureau : des photocopieurs, des fax, des imprimantes.
- Et pourquoi as-tu arrêté ?
- La boîte a restructuré, j’étais un des derniers rentrés, donc un des premiers sortis. Système LIFO, comme on dit en comptabilité…

Il rit.

- C’était quand ?
- C’était en 93, juste après les fêtes. Ils nous ont au moins laissé passer Noël…
- Et après ?
- Après… La routine. Je me suis installé dans le chômage. J’ai organisé ma petite vie : un peu de sport, des petits boulots en black par-ci par-là, les sorties avec les copains…
- Et tu n’as plus jamais cherché de boulot ?
- Non.
- Et tu n’as jamais été inquiété par le Forem ou l’Onem ?
- Pas au début. Il s’est bien passé au moins cinq ans avant que je reçoive la première lettre.
- Une convocation ?
- Même pas, c’était une invitation pour une séance d’information. J’y suis allé pour ne pas avoir d’ennui, mais il n’y a jamais eu de suites.
- Et depuis ?
- Depuis, ils m’ont appelé plusieurs fois : ils me demandent d’envoyer 10 CV avec dix lettres de motivation par mois et je vais leur montrer. Je ne les envoie même pas. J’ai juste fait un dossier : je leur montre ma farde et ils sont contents…

Il sourit, visiblement satisfait de lui-même.

- Mais tu ne t’ennuies pas à la longue ? Tu passes tes journées à rien faire ?
- Non, je fais du sport, je suis entraîneur de basket-ball dans un club de la région. J’entraîne des jeunes au tennis de table aussi. Ca me fait des petits extras.
- Comment ça, des petits extras ?
- Mais oui, des défraiements : ce n’est pas énorme, mais ça aide à vivre… Sinon, il y a les sorties avec les copains, on boit un coup. On va voir des matches de foot…
- Oui, mais ça coûte, tout ça, comment arrives-tu à te payer ça avec le chômage ? Depuis le temps, ils doivent avoir diminué tes allocations, non ?

Il éclate de rire.

Ma petite entreprise…

- Bon, je vais te montrer quelque chose… Viens, dehors.

Il m’entraîne hors de la maison. On traverse la rue, déserte à cette heure. Il s’approche de sa voiture, une Skoda rouge qui a dû connaître des jours meilleurs, et ouvre le coffre.

- Regarde.
- C’est un vrai festival : des rouleaux de tickets de toutes les couleurs. Des jaunes, des rouges, des bleus, des verts…
- Des tickets de quoi ?
- De tout, de tout ce qu’on veut. En général, les gens ne regardent pas ce qui est écrit dessus. Si c’est la bonne couleur, ils te laissent passer et c’est tout.
- Et ces rubans, là ?

Il rit encore et m’en sort un paquet : des bracelets de papier.

- Pour les festivals. Pareil, si tu as la bonne couleur, on ne vérifie rien.

Il y en a certainement pour des milliers d’euros de faux tickets.

- Et tu ne t’es jamais fait prendre ?
- Jamais. Je te dis, les gens ne vérifie pas. Avant, j’avais une fausse carte de presse. C’est un copain qui bosse dans une imprimerie qui m’a fabriqué tout ça.
- Une fausse carte de presse ?
- Oui, j’étais journaliste comme toi !
Il rit de nouveau.

- Je l’utilisais pour entrer dans des matches de foot. J’ai arrêté. Je me limite aux tickets, c’est plus sûr.

Il referme le coffre de la voiture qui pousse un soupir, comme soulagé qu’on ne puisse plus voir son contenu. Nous revenons vers la maison.

Le piège se referme

- Et maintenant, pourquoi suis-tu une formation, si tu n’as jamais été inquiété ?

Un ombre passe sur son visage. Aurais-je touché un point sensible ? Il pousse un profond soupir.

- Depuis un an ou deux les choses changent. L’Onem a commencé à s’intéresser à moi. Alors j’ai fait comme avant. J’ai fait des faux : des faux CV, des fausses lettres. Mais ça ne leur suffit plus. Ils veulent des réponses…
- Des réponses d’entreprises ?
- Oui, qui prouvent que je les ai bien envoyées et qu’on m’a répondu que je ne convenais pas. Ils ont compris le truc, apparemment…

Ses lèvres s’étirent en un faible sourire que dément son regard.

- Et alors ?
- Alors, je leur ai fourni des réponses…
- Fausses aussi, je suppose.
- Evidemment. Des potes qui travaillent m’ont fait des fausses lettres avec le logo de l’entreprise, signature du directeur et tout le bazar…
- Bon, mais alors tu es sauvé ?
- Pas vraiment : on a fait ça dans l’urgence. Certains logos sont décalés ou bien il y a des lignes suspectes au pli des lettres. La photocopie n’est pas toujours bonne. Le comble pour un ancien vendeur de photocopieuses…

Il bouge un peu dans son fauteuil. Comme si quelque chose le gênait, physiquement.

- Du coup, la nana qui s’occupe de mon dossier maintenant s’est doutée de quelque chose. C’est une jeune, un peu coincée. Elle voulait transmettre mon dossier au service juridique.

Il se tait. J’attends. Il se ressert une bière. Et puis, il me regarde à nouveau en riant.

Je lui ai fait le coup du poivre !
Quoi ? Quel coup du poivre ?
- J’avais mis un peu de poivre dans ma poche. Quand elle m’a dit que j’allais avoir des ennuis, je lui ai raconté que j’étais dépressif, que je n’en pouvais plus de ma situation, que je me sentais coupable, tout ça… Et je me suis frotté les yeux avec le poivre, en faisant semblant d’essuyer mes larmes. Deux secondes après, j’avais de vraies larmes, crois-moi !
- Et ça a marché ?
- Plus ou moins. Elle m’a dit qu’elle en parlerait à son chef. Mais qu’en attendant, je devais montrer de la bonne volonté.
- Et donc, tu t’es inscrit en formation ?
- Voilà, t’as tout compris. Je suis inscrit en formation, je vais faire un stage en entreprise, la semaine prochaine, j’ai un rendez-vous pour du boulot…

- Et ton fils ? Qu’est-ce qu’il pense de tout ça ?
- Lui, est plutôt content d’avoir un papa disponible quand il vient. Mais sa mère est stricte.
- Et s’il devient comme toi ?
- Non, il ne faut pas qu’il devienne comme moi. Je veux qu’il réussisse à l’école. Moi, j’étais bon à l’école, mais j’étais fainéant…

Nous nous quittons un peu plus tard. Je suis encore sous le choc. Les personnes du Forem avec qui j’ai discuté de Roger – sans mentionner les faux en écriture, évidemment – m’ont confirmé qu’il ne représente qu’une infime minorité de personnes qui se sont laissé enfermer dans un cercle vicieux. Que la majorité des demandeurs d’emploi vit mal sa situation et tente d’en sortir, même si ce n’est pas évident…

La semaine suivante, j’appelle Roger au téléphone, sachant qu’il avait un entretien d’embauche :

Alors, tu l’as eu ce boulot ?
- Parle pas de malheur !

(MB). Photos : illustration.

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